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L’atelier "Atlantic Crossings – Forms of Temporary Labour Migration around 1900" s’est plongé au cœur des migrations transatlantiques entre 1860 et 1930 à l'échelle mondiale. Il a mis en lumière une nouvelle dynamique de ces mouvements migratoires, en mettant particulièrement l'accent sur la mobilité des migrants et le phénomène des migrations de retour. De plus, les présentations ont fait émerger une vision novatrice de l'Atlantique comme un espace de mouvement partagé, atténuant les frontières raciales traditionnelles qui existaient dans l’historiographie des mouvements migratoires atlantiques.
L'atelier a été divisé en quatre panels. Le premier panel a examiné les traversées répétées et les séjours temporaires, cherchant à parvenir à une analyse linéaire de la migration de travail dans le monde atlantique. Dans sa contribution, PATRICK ROMUALD JIE JIE (Bertoua- ENS) a développé une réflexion sur le travail missionnaire temporaire en provenance de la Jamaïque dans l'évangélisation du Cameroun entre 1841 et 1886, mettant en évidence la discrimination subie par certains missionnaires noirs par rapport à leurs compatriotes blancs et les conditions de vie très difficiles qui ont poussé certains à retourner en Jamaïque plus tôt que prévu. Ensuite, ANNEMARIE STEIDL (Wien) s’est focalisée sur plusieurs histoires de personnes ayant émigré des empires habsbourgeois et autrichiens vers les États-Unis, puis étant retournées dans leur pays d'origine. Les raisons du retour étaient variées, comprenant des considérations économiques, le bien-être religieux, les opportunités d'emploi et le désir de se rapprocher de la famille. Bien que l'émigration ait été perçue comme un signe d'échec par certaines personnes, le retour au le pays natal ne devrait pas être considéré comme négatif, car il faisait partie d'un système mondial de migrations. Les parcours de vie vont de familles qui ont prospéré aux États-Unis mais sont revenues pour assurer l'éducation catholique de leurs filles à des individus cherchant de meilleures opportunités à l'étranger mais ressentant la nostalgie de leur pays et de leur famille et décidant de revenir. La recherche de Steidl met en lumière la complexité des motivations derrière les décisions d'émigrer et de revenir, ainsi que le rôle important des facteurs sociaux et économiques dans ces décisions. Le retour en Europe après la Première Guerre mondiale a également été influencé par les conditions instables et les taux de chômage aux États-Unis. Enfin, AGNES GEHABLD (Bern) s’est intéressée à la migration de masse à travers l'Atlantique et son prétendu contre-courant, qui a eu un impact significatif sur les marchés du travail et les États-nations en Amérique, incitant ces derniers à s'intéresser à ces populations de migrants. En particulier, les immigrants que l'on pourrait classer comme faisant partie de la classe ouvrière sont arrivés dans les ports américains avec l'intention de retourner une fois qu'ils auraient gagné suffisamment d'argent. En se basant sur les enquêtes statistiques officielles, Gehbald interroge la chronologie de l'enregistrement des émigrants, c'est-à-dire des migrants de retour, explorant les différentes méthodes de collecte de données sur les tendances de la migration en Argentine, en Uruguay, au Brésil, à Cuba, aux États-Unis et au Canada.
Le deuxième panel était consacré aux études sur les zones de conflits de la migration de travail dans l’espace atlantique. L’historienne GIOTA TOURGELI (Panteion, Athens) a examiné l'infrastructure de migration développée dans les ports grecs au début du XXe siècle pour gérer à la fois l'émigration depuis la Grèce et le retour des travailleurs temporaires des États-Unis. Elle souligne la flexibilité des plans des migrants grecs et met en lumière l'infrastructure commerciale qui a émergé pour répondre aux besoins de cette clientèle transatlantique diversifiée. PHILIPP HORN (Bern) a quant à lui présenté une histoire fascinante qui commence au printemps de 1915, à bord du paquebot Afrique, où s'est produit un incident révélateur des dynamiques migratoires et de la solidarité entre les acteurs noirs caribéens et africains exerçant des professions coloniales. Les protagonistes principaux, Germain Crespin et Blaise Diagne, illustrent des trajectoires entre l'Afrique de l'Ouest, l'Europe et les Antilles françaises, défiant le racisme structurel de l'administration coloniale. La migration temporaire et la circulation des acteurs dans l'Atlantique français ont soutenu cette solidarité. Les transferts punitifs, tels que ceux auxquels ont été confrontés Crespin et Diagne, ont parfois créé, au lieu de briser, des réseaux de solidarité. Cette approche microhistorique met en évidence l'interconnexion de la migration de main-d'œuvre dans l'Atlantique Noir, révélant une bourgeoisie noire cherchant à consolider sa position sociale face à la discrimination raciale. Enfin, DAROLD CUBA (Cambridge) a évoqué des conflits surgissant entre les communautés autochtones, les Noirs nouvellement affranchis et les immigrants européens aux États-Unis, ainsi qu'entre des communautés d'Afrique de l'Ouest et les élites américaines et européennes, au tournant du XIXe et du XXe siècle. Ces tensions s'inscrivent dans le contexte de migrations temporaires de main-d'œuvre et de l'instabilité des marchés mondiaux, des technologies émergentes et des expériences migratoires interconnectées. Darold Cuba explore ces interactions à travers des histoires familiales.
Avant le début des présentations du deuxième jour, les organisateurs, Agnes Gehbald, Rea Vogt et Philipp Horn, ont ouvert le débat en proposant une réflexion sur les piliers fondamentaux de l'atelier : migration, travail et temporalité. Les exposés du premier jour ont engendré un échange animé sur la conception du travail et ses limites. Un des points majeurs était de comprendre à quel point le marché global du travail avait influencé la mobilité au sein de l'Atlantique. Il était manifeste que les présentations du premier jour mettaient principalement l'accent sur le thème de l'immigration. Cela a engendré des questions sur les lieux où l'on pouvait retracer les mouvements transatlantiques répétés : lieux connectés, comme les ports, et déconnectés, comme les régions intérieures, le tout formant un espace atlantique condensé, fait de charnières et de zones de conflit. De plus, la question a été soulevé de savoir si les espaces (post-)impériaux avaient structuré le système de migrations atlantiques. En ce qui concerne la temporalité, les discussions ont porté sur la manière dont elle modèle les sociétés migrantes. Un autre point d'intérêt était de déterminer comment conceptualiser, dans la recherche historique, les différentes formes de migration temporaire, qu'elles soient circulaires, saisonnières ou de retour. Pour ce qui est du retour, l'objectif était de comprendre si le fait qu'une deuxième génération migre vers la terre d'origine de ses parents pouvait toujours être considéré comme un retour. Ces interrogations ont continué à nourrir la réflexion tout au long des présentations du deuxième jour.
Le troisième panel consacré aux gens d'affaires en mouvement a débuté avec la présentation de WILLIAM BLAKEMORE LYON (Zürich) qui a retracé le parcours de Luigi Zarossi, un Italien du nord, depuis son travail en tant que "sous-chef" corrompu au début du XXe siècle, recrutant et supervisant des travailleurs migrants italiens pour la construction d'une voie ferrée en Namibie coloniale allemande pendant le génocide des Héréros et Namas (1904-1905), jusqu'à devenir le responsable d'une importante escroquerie basée sur la chaîne de Ponzi à Montréal, au Canada. En suivant Zarossi et ceux qui ont travaillé avec lui, émerge une histoire de travail migrant, de capitalisme mondial et d'expansion coloniale. Lyon met en évidence l'interconnexion entre les mouvements mondiaux de main-d'œuvre, les entreprises coloniales et les ambitions individuelles dans la formation du réseau complexe de malversations financières qui a façonné le présent. STACY D. FAHRENTHOLD (UC Davis) pour sa part a exploré l'ascension et la chute de la "phase syrienne" dans l'industrie de la broderie sur l'île de Madère entre 1915 et 1925, lorsque les commerçants syro-américains ont acquis un monopole de 90 % de cette industrie. Cette arrivée a transformé la dynamique du travail et du commerce sur l'île, suscitant du ressentiment parmi les travailleurs locaux et déclenchant des grèves en raison de réductions de salaire et de pressions économiques. Les commerçants syro-américains, tout en faisant l'objet de critiques de la presse, ont cherché la protection du consulat américain, mettant en lumière l'interaction complexe entre le capital migratoire et les travailleurs locaux. Cette phase s'est terminée brusquement en 1924-1925, lorsque des facteurs économiques locaux et mondiaux ont conduit au retrait du capital syro-américain de l'île, remettant en question les récits conventionnels de la migration de travail et soulignant le rôle des migrations dans l'intégration capitaliste du monde atlantique. Enfin, REA VOGT (Bern) mis au centre de sa contribution l'émigration des Levantins (habitants du Mandat français du Levant) vers les Amériques et l'importance de la diaspora levantine. Dans une lettre adressée au ministère des Affaires étrangères en 1925, la compagnie de navigation française Transatlantique a décrit cette émigration comme une "émigration aller-retour", soulignant l'importance des envois de capitaux issus des "terres de migration" pour les économies du Liban et de la Syrie. Le texte met en évidence comment ces migrations ont eu un impact majeur sur les sociétés locales et sur les relations culturelles et commerciales entre les "mahjars" (communautés levantines à l'étranger) et le Levant. Vogt a mentionné également l'introduction de la yerba mate au Liban et la nécessité de mener davantage de recherches sur cette question, y compris des recherches dans les archives en Argentine. Elle conclut que ces migrations transatlantiques étaient non linéaires et impliquaient des séjours temporaires tout en maintenant des liens étroits avec leur terre d'origine.
Le quatrième et dernier panel, consacré aux mémoires, récits de migration et traversées transgénérationnelles dans l'Atlantique, s’est ouvert avec la présentation de WILLY DIDIÉ FOGA KONEFON (Douala), qui a souligné l'importance de comprendre l'histoire du monde atlantique entre les XVe et XIXe siècles pour appréhender le discours afro-diasporique et continental noir dans les débats contemporains, mettant en avant son influence sur le destin du monde moderne, y compris les conséquences de l'exploitation et de la subjugation des Noirs dans les économies de plantation atlantiques, conduisant à des mouvements d'émancipation et de lutte contre l'esclavage, en soulignant la mobilité des intellectuels afro-américains, caribéens et africains dans le contexte atlantique, ainsi que l'émergence de mouvements tels que le Pan-négrisme et le Pan-africanisme. Foga Konefon a insisté sur la nécessité d'approfondir cette histoire, en particulier les thèmes du travail et de la migration, tout en soulignant que l'Atlantique reste une source inépuisable de réflexion. Ensuite, STEFANO GALLO (CNR Naples) a abordé la migration connue sous le nom de "golondrina," impliquant des travailleurs italiens qui migraient transocéaniquement vers l'Argentine pour effectuer des travaux saisonniers de récolte. Cette migration, traditionnellement considérée comme une caractéristique marquante de l'histoire de l'émigration italienne, a été remise en question quant à son ampleur et importance réelle. L'auteur discute comment l'idée des "golondrinas" a peut-être été exagérée, en se basant sur ses recherches sur les données d'arrivées de passagers au port de Buenos Aires. Il soutient que ces travailleurs ne migraient pas aussi fréquemment qu'on le croyait, et que nombreux des travailleurs des récoltes étaient en réalité des résidents locaux en Argentine. Gallo a exploré les motivations derrière la construction de ce mythe de la migration "golondrina" et comment il s'est enraciné dans l'historiographie, remettant en question sa validité et attirant l'attention sur une possible réalité différente derrière ce récit. Enfin, la contribution de JULIA HARONONCOURT (Luxembourg) met en avant l’histoire des migrations transatlantiques entre le Brésil et l'Europe sur deux générations, en se concentrant sur dix individus nés au Brésil et ayant migré au Luxembourg dans les années 1920. Beaucoup d'entre eux étaient d'origine italienne et leurs parents avaient émigré au Brésil à la fin du XIXe siècle. Cependant, avec l'avènement du fascisme en Italie et la crise économique, la plupart de ces migrants, en grande partie communistes, ont été expulsés du Luxembourg, où la police étrangère prenait des décisions arbitraires basées sur des raisons circonstancielles. Cela a soulevé des questions sur la relation entre l'activité criminelle, la politique et la persécution, ainsi que sur le rôle des femmes dans ce contexte. Les migrations étaient souvent temporaires, motivées par la pauvreté, le travail et la persécution, et englobaient non seulement l'Europe, mais aussi l'Amérique latine et l'Asie.
À l'issue de ces deux jours, les présentations ont mis en évidence des récits variés de migrations transatlantiques, mettant en lumière l'impact de facteurs sociaux, économiques et politiques sur les décisions de migration, ainsi que l'interconnexion des mouvements mondiaux de main-d'œuvre, du capitalisme global et de l'expansion coloniale. Les débats ont alimenté la réflexion sur la migration, le travail et la temporalité dans l'Atlantique, soulignant l'importance continue de cette histoire pour la compréhension du monde contemporain.
Aperçu de la manifestation:
Opening – Christof Dejung (Universität Bern)
Introduction – Agnes Gehbald, Philipp Horn, Rea Vogt (Universität Bern)
Panel 1) Repeated Crossings and Temporary Stays: Beyond a Linear Understanding of Labour Migration in the Atlantic World
Chair: Manon-Julie Borel (Social Anthropology, Universität Bern)
Patrick Romuald Jie Jie (Université de Bertoua ENS)
Temporary Migration of Baptist Missionary Workers from Jamaica to Cameroon (1841–1886)
Annemarie Steidl (Universität Wien)
Return to Europe: Transatlantic Temporary Movements from the Habsburg Empire to the United States of America, 1890s to 1914
Agnes Gehbald (Universität Bern)
Earning and Returning: Migrant Statistics in the Americas, 1857–1911
Panel 2) Between Hinge Joints and Conflict Zones: Atlantic Spaces of Labour Migration
Chair: Laura Rowitz (Middle Eastern Studies, Universität Bern)
Giota Tourgeli (Panteion University, Athens)
Greek Ports and the Commerce of Transatlantic Movement
Philipp Horn (Universität Bern)
A Lawyer from Cotonou and the Job at the Edge of the World: Labour Migration and Black Solidarity in the French Speaking Atlantic around 1900
Darold Cuba (University of Cambridge)
Labour Migration & Crisis of Identities in the Colonized Trans-Atlantic World: Freedmen, Africans, Europeans & Temporary Immigrants – (Post?) Colonial Tensions of Racialized Migrations and Socio-Economic Constructs
Mid-Workshop Commentary & Discussion – Agnes Gehbald, Philipp Horn, Rea Vogt
Panel 3) Business People on the Move: Workers, Goods, and Capital across the Atlantic
Chair: Derya Bozat (Eastern European History, Universität Bern)
William Blakemore Lyon (Universität Zürich)
Before Ponzi, There was Zarossi: The Origins of the Modern Racket via Italian Migrants in Colonial Namibia and Canada
Stacy D. Fahrenthold (UC Davis)
Fase Siria: The Improvised Syrian American Textile Industry on Madeira Island
Rea Vogt (Universität Bern)
“An Emigration of Going and Coming”: Transatlantic Trajectories of Lebanese Yerba Mate Merchants, 1910–1950
Panel 4) Mobile Memories: Narratives of Migration and Transgenerational Crossings in the Atlantic
Chair: Elize Mazadiego (World Art History, Universität Bern)
Willy Didié Foga Konefon (University of Douala)
Rereading the History of Africa across the Atlantic: From Forced Migrations to the Ideas of Emancipation and Autonomy of the Black World Africa
Stefano Gallo (ISMed / CNR Naples)
The Production of a Narrative of Migration: The “Golondrinas” between Italy and Argentina
Julia Harnoncourt (University of Luxembourg)
Transgenerational Atlantic Crossings: Labour Migration from Brazil in the Beginning of 20th Century